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1.2. L’histoire du logement d’abord

Le logement d’abord a été développé par le Dr. Sam Tsemberis, au sein de l’association Pathways to Housing à New York, au début des années 1990((Voir: Tsemberis, S.J. (2010) Housing First: The Pathways Model to End Homelessness for People with Mental Illness and Addiction Minneapolis: Hazelden.)). À l’origine, cette approche a été développée pour aider les personnes souffrant de troubles psychiques qui vivaient dans la rue ; nombre d’entre elles faisaient des séjours réguliers en hôpital psychiatrique. Au fil du temps, le public cible des services fonctionnant selon cette approche s’est élargi aux personnes qui faisaient de longs séjours en centres d’hébergement pour personnes sans domicile et à celles qui risquaient de se retrouver sans abri à leur sortie d’hôpital psychiatrique ou de prison. Les services de logement d’abord ont subi certaines modifications en termes de services d’accompagnement et aujourd’hui, en Amérique du Nord, ils s’adressent également aux familles et aux jeunes qui sont sans domicile.

Traditionnellement, on ne proposait de logement permanent dans le cadre de l’accompagnement des personnes sans domicile que si elles avaient franchi une série d’étapes, à commencer par la prise d’un traitement et l’abstinence aux substances psychoactives. Chacun de ces « paliers » visait à préparer la personne à vivre de façon autonome dans son propre logement. Quand toutes ces étapes étaient franchies, la personne était supposée être « prête à être logée » parce qu’elle avait été « préparée » à vivre de façon autonome. Ces types de services sont quelquefois appelés services « par paliers», « traitements résidentiels linéaires » ou « approches axées sur les traitements ».

Ces services dits «par paliers» et la culture du « prêt à être logé » répondent à la vision promue par les hôpitaux psychiatriques nord-américains où l’on considérait que les personnes qui souffraient de troubles psychiques sévères étaient incapables de fonctionner dans quelque domaine de la vie que ce soit et qu’elles avaient besoin d’être supervisées et accompagnées 24 heures sur 24. Dans les années 1980, en Amérique du Nord, les professionnels de la santé mentale ont sérieusement remis en question l’efficacité des services basés sur ces hypothèses concernant les troubles psychiques sévères((Ridgway, P. and Zipple, A. M.  (1990) The paradigm shift in residential services: From the linear continuum to supported housing approaches. Psychosocial Rehabilitation Journal 13, 11-31.)). Cette approche dite « par paliers » s’est toutefois solidement implantée en Amérique du Nord comme modèle d’aide aux personnes sans domicile présentant des besoins élevés.

L’approche dite « par paliers » pour les personnes sans domicile poursuivait trois objectifs:

  • Former la personne à vivre dans son propre logement après avoir vécu dans la rue ou après avoir fait des allers-retours dans les hôpitaux.
  • S ‘assurer que la personne suive un traitement et prenne des médicaments pour le traitement de sa pathologie psychique.
  • S’assurer que la personne n’ait pas de comportement qui puisse mettre en danger sa santé, son bien-être et sa stabilité au sein du logement, et qu’elle ne consomme surtout ni drogue ni alcool (abstinence).

Au cours des années 1990, il est apparu de plus en plus clairement que les services dits « par paliers » pour les personnes qui avaient un diagnostic psychiatrique, en particulier celles qui présentaient en même temps des problèmes de dépendance aux substances psychoactives, ne fonctionnaient pas toujours très efficacement((Ridgway, P. and Zipple , A. M. (1990) The paradigm shift in residential services: From the linear continuum to supported housing approaches Psychosocial Rehabilitation Journal 13, 11-31; Carling, P.J. (1990) Major Mental Illness, Housing, and Supports: The promise of community integration American Psychologist 45, 8, 969-975.)). Il y avait principalement trois grands problèmes:

  • Les usagers restaient « coincés » dans les services dits « par paliers », parce qu’ils ne parvenaient pas toujours à accomplir toutes les tâches requises pour passer d’un palier à l’autre.
  • Les usagers de ces services étaient souvent expulsés de leur logement temporaire ou permanent en raison de la rigueur des règles, comme l’exigence d’abstinence totale vis-à-vis des substances psychoactives et l’obligation de suivre un traitement psychiatrique.
  • Des inquiétudes ont été formulées par rapport aux exigences fixées dans le cadre de ces services dits « par paliers ». N’étaient-elles pas irréalistes pour ces personnes ? On exigeait par exemple que les usagers se comportent plus correctement que la population générale ; on leur demandait d’être des citoyens « parfaits », plutôt que des citoyens ordinaires.

En guise d’alternative aux services dits « par paliers », on a vu se développer en Amérique du Nord des services de logement accompagné dont l’approche était différente. On donnait immédiatement, ou très rapidement, aux anciens patients de services psychiatriques un logement en milieu ordinaire, et des équipes mobiles d’accompagnement leur proposaient de l’aide et un traitement adapté. Dans ce cadre, l’usager disposait de la possibilité de choisir et de piloter l’accompagnement proposé, celui-ci étant par ailleurs mis à disposition aussi longtemps que de besoin.

Les services de « logement accompagné » en Amérique du Nord n’exigeaient pas d’abstinence vis-à-vis des substances psychoactives ni d’engagement total de la personne vis-à-vis de son traitement comme une condition pour être logée. On considérait qu’il était plus efficace d’offrir aux anciens patients des services psychiatriques davantage de choix dans la manière de vivre leur vie tout en encourageant les changements positifs et en leur apportant de l’aide selon leur demande, au contraire de l’approche dite « par paliers ». Ce modèle de logement accompagné a constitué la base du logement d’abord((Tsemberis, S. (2010) Housing First: The Pathways Model to End Homelessness for People with Mental Illness and Addiction Minnesota: Hazelden.)).

Toutefois, au fur et à mesure de l’aggravation du problème du sans-abrisme, les services d’aide aux sans-abri ont souvent continué à utiliser le modèle dit « par paliers » qui restait cohérent au regard du modèle prédominant dans les services de santé mentale aux États-Unis. Comme on considérait que la plupart des personnes qui étaient dans la rue – les sans-abri visibles – souffraient dans leur grande majorité de troubles psychiques sévères, il semblait logique d’utiliser l’approche classique des services de santé mentale qui avait souvent été utilisée par les hôpitaux psychiatriques. La plupart des services d’aide aux sans-abri ont dès lors suivi ce modèle dit « par paliers ». En Europe également, les services d’aide aux personnes sans domicile avaient été conçus selon une approche dite « par paliers » où le logement était l’objectif final plutôt qu’une première étape pour mettre fin au sans-abrisme.

Les recherches menées sur les services d’aide aux personnes sans domicile basés sur le modèle dit « par paliers » font état de problèmes similaires à ceux qui avaient été identifiés dans les services de santé mentale qui utilisaient cette approche ((Sahlin, I. (2005) The Staircase of Transition: Survival through Failure Innovation: The European Journal of Social Science Research, 18(2), 115-136. Sahlin, I. and Busch-Geertsema, V (2005) The Role of Hostels and Temporary Accommodation. http://housingfirstguide.eu/website/wp-content/uploads/2016/03/The-role-of-Hostels-And-Temporary-Accomodation-ejh_vol1_article3.pdf Pleace, N. (2008) Effective Services for Substance Misuse and Homelessness in Scotland: Evidence from an International Review Edinburgh: Scottish Government http://www.gov.scot/Resource/Doc/233172/0063910.pdf)). On peut citer notamment les problèmes suivants:

  • Les personnes sans domicile restent « coincées », incapables de franchir les étapes requises pour pouvoir être relogées.
  • Les personnes sans domicile qui ne veulent ou ne peuvent pas suivre les règles strictes abandonnent les services dits « par paliers ».
  • La question du positionnement éthique de certains services « par paliers » est posée – en particulier la tendance à faire reposer le sans-abrisme sur la seule responsabilité individuelle de la personne concernée – les personnes sans domicile étant montrées du doigt comme responsables de leur situation.
  • L’environnement créé dans le cadre des services dits « par paliers » peut être hostile pour les personnes sans domicile.
  • Le coût des services dits « par paliers » est élevé pour une efficacité souvent limitée.

En se basant sur le modèle du logement accompagné, l’approche « Housing First », telle qu’elle a été développée par le Dr. Sam Tsemberis à New York, est centrée sur les personnes sans domicile souffrant de troubles psychiques sévères((Tsemberis, S. (2010) ‘Housing First: Ending Homelessness, Promoting Recovery and Reducing Costs’ in I. Gould Ellen and B. O’Flaherty (eds) How to House the Homeless Russell Sage Foundation: New York.)). On fournit un logement « d’abord » plutôt qu’« à la fin » comme dans le modèle dit « par paliers ». Le logement d’abord permet d’accéder rapidement à un logement stable en milieu ordinaire, combiné avec des services mobiles d’accompagnement proposant des visites au domicile  des personnes. On n’exige pas qu’elles arrêtent de boire ou de se droguer et on ne leur impose pas non plus d’accepter un traitement « en échange » du logement. On ne retire pas son logement à quelqu’un qui ne cesse pas sa consommation de drogue ou d’alcool ou qui refuse de suivre son traitement.  Dans le cadre de cette approche, si le comportement de la personne ou si ses besoins d’accompagnement entraînent la perte de son logement, on l’aide à trouver un autre logement et on poursuit l’accompagnement aussi longtemps que de besoin.

Dans le cadre des services de logement d’abord, plutôt que d’exiger que la personne accepte son traitement ou franchisse une série d’étapes pour accéder au logement, celle-ci saute les étapes et accède directement au logement. On lui fournit ensuite un accompagnement via une équipe mobile pour l’aider à se maintenir dans son logement, à améliorer son état de santé, son bien-être et son intégration sociale, dans un environnement qui lui offre un niveau élevé de choix et de contrôle (illustration 1).

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Illustration 1: Synthèse des différences entre le logement d’abord et les services dits «par paliers »((Tsemberis, S. et Henwood, B. (2013) Housing First: Homelessness, Recovery and Community Integration.  In V. Vandiver (ed.) Best Practices in Community Mental Health: A Pocket Guide, pp. 132-150.  NY Oxford University Press))

À la fin des années 1990, une étude américaine innovante en sciences sociales réalisée par Dennis P. Culhane et ses collègues a permis de montrer qu’il y avait un petit groupe de personnes dont le niveau de besoin était très élevé et qui utilisait les services d’aide aux personnes sans domicile pour de longues durées et de façon répétée, mais dont le problème de sans-abrisme n’était jamais résolu((Kuhn, R. et D.P. Culhane. « Applying Cluster Analysis to Test a Typology of Homelessness by Pattern of Shelter Utilization: Results from the Analysis of Administrative Data » Departmental Papers (SPP) (1998).Disponible à l’adresse: http://works.bepress.com/dennis_culhane/3)). Il s’est avéré que les services dits « par paliers » ne permettaient pas de mettre un terme à ce sans-abrisme de longue durée («chronique» et «itératif»)((Pleace, N. (2008) Effective Services for Substance Misuse and Homelessness in Scotland: Evidence from an International Review Edinburgh: Gouvernement écossais http://www.gov.scot/Resource/Doc/233172/0063910.pdf)), ce qui se révèle être à terme très dommageable pour la santé et le bien-être des personnes concernées((Culhane, D.P, Metraux, S., Byrne, T., Stino, M. et Bainbridge, J.. « The Aging of Contemporary Homelessness » Contexts, in press (2013). Disponible à l’adresse: http://works.bepress.com/dennis_culhane/119)). Le logement d’abord, dont les études ont montré l’efficacité et l’efficience à New York, permettait, en revanche, de mettre un terme au sans-abrisme dans un bien plus grand nombre de cas que les services basés sur l’approche dite «par paliers»((Tsemberis, S. (2010) ‘Housing First: Ending Homelessness, Promoting Recovery and Reducing Costs’ in I. Gould Ellen and B. O’Flaherty (eds) How to House the Homeless Russell Sage Foundation: New York; Padgett, D.K.; Heywood, B.F. and Tsemberis, S.J. (2015) Housing First: Ending Homelessness, Transforming Systems and Changing Lives Oxford: Oxford University Press.)). Le recours systématique à la recherche comparative a permis de comparer le logement d’abord avec d’autres services d’aide aux personnes sans domicile, a favorisé une utilisation plus large de cette approche partout aux États-Unis et a intéressé le gouvernement fédéral.

Il faut souligner qu’il y avait également des arguments financiers en faveur du logement d’abord. En effet, les hospitalisations et les incarcérations fréquentes liées au sans-abrisme de longue durée ont un coût élevé, les sans-abri « chroniques » utilisant fréquemment les services médicaux d’urgence, les services de santé mentale et enfin le système judiciaire. Comme dans de nombreux cas, les programmes dits « par paliers » n’ont pas résolu le problème du sans-abrisme de longue durée, on a commencé à considérer qu’il n’était pas rentable, notamment parce que ces services étaient eux-mêmes relativement onéreux.

Les recherches ont permis de montrer que le logement d’abord pouvait potentiellement apporter de meilleurs résultats que les services dits « par paliers« ((http://www.york.ac.uk/media/chp/documents/2008/substancemisuse.pdf)) et ce, pour un moindre coût. En comparaison, le logement d’abord coûte beaucoup moins cher que d’autres services. L’analyse des coûts  réalisée par l’organisation « Pathways to Housing » montre que leur programme coûte 57$ par nuit, comparé à 77$ pour une place dans un centre d’hébergement (à peu près 52€ par rapport à 70€, chiffres de 2012)((Source: http://www.pathwayshousingfirst.org/)). À Londres, en 2013, on a calculé qu’un service de logement d’abord coûtait approximativement 9.600£ (13.500€)  par personne et par an (hors loyer). On a comparé cette somme aux 1.000£ par an supplémentaires que coûtait un centre d’hébergement, ou aux 8.000£ de plus environ pour une place dans un service dit « par paliers » proposant un service de suivi très intensif (hors loyer). Cela représentait une économie annuelle d’environ 1.400€ à 11.250€ (chiffres de 2013)((Pleace, N. and Bretherton, J. (2013) Camden Housing First: A ‘Housing First’ Experiment in London York: University of York http://www.york.ac.uk/media/chp/documents/2013/Camden%20Housing%20First%20Final%20Report%20NM2.pdf)).

On a également pu observer qu’en mettant fin au sans-abrisme des personnes qui ont des besoins élevés d’accompagnement, le logement d’abord permettait potentiellement d’économiser de l’argent au niveau d’autres services, comme les services psychiatriques, les services médicaux d’urgence et le système judiciaire. Ceci s’explique de la façon suivante: si les personnes sans domicile qui ont des besoins élevés d’accompagnement sont logées et correctement accompagnées, elles n’utilisent pas aussi souvent ces services qu’elles pouvaient le faire en étant sans-abri et peuvent dans certains cas ne plus les utiliser du tout((Culhane, D.P. (2008) The Cost of Homelessness: A Perspective from the United States European Journal of Homelessness 2.1,  97-114 http://housingfirstguide.eu/website/wp-content/uploads/2016/03/The-cost-of-Homelessness-A-perspective-from-the-United-States.pdf ; Pleace, N.; Baptista, I..; Benjaminsen, L. and Busch-Geertsema, V.. (2013) The Costs of Homelessness in Europe: An Assessment of the Current Evidence Base Brussels: FEANTSA http://housingfirstguide.eu/website/wp-content/uploads/2016/03/feantsa-studies_03_web-Cost-of-Homelessness.pdf)). On pourrait aujourd’hui proposer aux personnes sans domicile qui ont des besoins élevés d’accompagnement de bénéficier du logement d’abord, ce qui, non seulement leur permettrait très vraisemblablement de mettre fin à leur sans-abrisme, mais pourrait également être plus rentable que d’autres services d’aide aux personnes sans domicile((Pleace, N. and Bretherton, J. (2013) The Case for Housing First in the European Union: A Critical Evaluation of Concerns about Effectiveness European Journal of Homelessness, 7(2), 21-41. Voir reference 1 ci-dessus)).